mercredi 11 décembre 2024

Le Camion Russe

 



  Un soir des derniers jours de 2020, je rentrais chez moi après une soirée chez des amis , bien après l’heure du couvre feu, content d’avoir pu rencontrer ce jeune couple de maraîchers pour les renseigner sur la résilience alimentaire.


  Personne sur la route.


  Et puis tout à coup, à moins d’un kilomètre de ma petite maison dans les bois, sur cette petite route où on a du mal à se croiser, j’aperçois un énorme poids lourd à l’arrêt, nettement en biais par rapport à la route, et qui bloque le passage.


  Je me gare à quelques mètres et j’avance à pieds.


  Immatriculé en Lituanie, sans doute égaré par un gps mal réglé, j’apprends par le chauffeur qu’il a tenté de faire marche arrière, n’ayant pas pu passer le prochain virage en épingle. Le chauffeur parle russe à son téléphone et me fait lire la traduction française sur l’écran. Et je lui répond par le même système.

  La cabine du camion fait un angle de 60 degrés avec la remorque et sa roue arrière gauche est dans le fossé, son essieu est posé sur le goudron.


  Il est occupé à remercier un automobiliste qui a essayé avec son 4x4 et une sangle de l’aider à sortir du fossé , lui même a tenté de bâtir sous la roue un tas de cailloux pour aider, mais rien n’y a fait.


  L’homme s’en va en me souhaitant bonne chance et je reste avec ce chauffeur souriant mais épuisé qui m’explique qu’il n’a rien à faire en France, qu’il devait juste traverser de l’Espagne à la Belgique, mais que son gps en a décidé autrement.


  Je n’ai aucune idée de comment le tirer de là. Je pense à un gros hélico de l’armée pour l’hélitreuiller, mais ce n’est vraiment pas mon domaine. Je lui dit qu’il faut appeler la gendarmerie mais il a peur de perdre son job. Il me demande si je connais un tracteur. Non, les seuls que je connaisse sont loin et pas assez puissants. Et malgré ses craintes, je finis par appeler la gendarmerie.


  Il n’a pas le choix. Je le rassure en lui disant que je vais rester jusqu’à ce qu’il soit dépanné, mais avant je dois libérer la route en ramenant mon fourgon chez moi par un autre chemin et comme j’habite un peu plus haut, je reviendrais à pieds.


  Pour lui remonter le moral, je lui parle de Vissotsky. Vladimir Vissotsky, ce magnifique chanteur russe. Il sourit en me demandant comment je le connais…


  Je reprends la route en sens inverse et reçois un appel de l’équipe de gendarmes qui doit venir et me demande de leur préciser l’endroit exact . Je leur explique en ajoutant que je les rejoindrais car le chauffeur est assez déprimé et que je veux l’aider dans son épreuve.


  Je ramène donc mon fourgon chez moi et je marche jusqu’au camion dans la nuit. Les gendarmes sont là. Ils sont trois . Le chauffeur est assis dans sa cabine et il sort, content de me retrouver. Les gendarmes ont appelé un dépanneur qui doit arriver d’ici une heure.


  Alors s’engage une conversation étonnante avec ces trois messieurs en bleu. Ils me questionnent sur les événements en cours. Nous sommes en pleine période de confinement covidesque et ils ne m’ont rien dit concernant ma présence tardive hors de mon domicile, ni demandé mon attestation de sortie, ni verbalisé mon absence de masque sur mon visage.


  J’ai l’impression de discuter avec trois enfants curieux de pouvoir enfin dialoguer avec un être vivant ordinaire. Je leur demande pourquoi ils ne se mettent pas du côté du peuple, au lieu d’obéir à des ordres gravement stupides. Ils me répondent que le peuple est muet, qu’ils ne sentent pas une réelle indignation qui les inciterait à agir de la sorte. Ils me parlent aussi de leurs conditions de travail pitoyables, des heures qu’ils passent , comme ce soir, à oeuvrer pour résoudre des problèmes, sans contrepartie véritable…


  Et enfin arrive l’équipe de dépannage. Un énorme engin muni d’un gros treuil et d’un âable digne d’un remorqueur de haute mer. Le chef dépanneur explique qu’ils vont accrocher leur câble à l’arrière de la remorque pour la tirer vers l’arrière jusqu’à ce que la cabine revienne sur la route.


  Je leur fait remarquer qu’en faisant ça, la roue motrice qui est dans le fossé va y rester et ce mouvement entrainera la roue avant dans le même fossé, et, cerise sur le gâteau, que le poteau électrique qui est entre la remorque et la cabine va se faire arracher !


  Le chef gendarme est offusqué. Il me fait taire en disant que je ne suis pas dépanneur et que je dois me mettre en sécurité sur le côté de la route. Non mais !

  J’ai beau lui dire que j’ai 45 années de bâtiment et que je connais les forces, rien n’y fait.


  Un ordre c’est un ordre. J’obéis.


  Et les deux dépanneurs mettent leur câble à l’arrière de la remorque, mettent en route l’énorme treuil … et le câble tire… tire encore cet énorme camion jusqu’à ce que le chauffeur enfonce son klaxon et sorte de sa cabine en montrant le poteau électrique qui va se faire effectivement arracher, et la cabine qui commence à virer dans le fossé…


  De l’endroit où j’étais, j’avais examiné attentivement le lieu et j’avais trouvé la solution en la personne d’un arbre, un gros chêne-vert, qui se trouvait juste dans l’axe de l’essieu des roue motrices, bien enraciné dans le talus sous la route. Je propose alors aux dépanneurs de protéger cet arbre avec une sangle et d’y accrocher une poulie pour que leur câble puisse tirer directement l’essieu des roues motrices latéralement et extirper la roue du fossé.


  L’un des deux dépanneurs comprend instantanément et part en courant chercher une sangle et une poulie. Et ils installent tout ça autour de l’arbre. Les gendarmes sont silencieux. Je reparle de Vissotsky au chauffeur.


  Et cette seconde manœuvre amène le résultat escompté : le camion est à nouveau aligné, cabine et remorque, les roues motrices sont ok pour mouvoir à nouveau les dizaines de tonnes qu’elles ont amené depuis l’europe de l’est, et le chauffeur prend les dépanneurs à part pour essayer de négocier le dépannage à la baisse.


  Un gendarme m’explique qu’ils font tous ça, les gens de l’est, mais que ça ne marche pas. Et effectivement le chauffeur revient, suivi des dépanneurs, avec un petit sourire discret.


  Le chef gendarme dit alors qu’ils vont s’en aller, qu’ils n’ont plus besoin d’être là.


  Je suis juste en face du chêne-vert, avec trois gendarmes à ma gauche, le chauffeur et deux dépanneurs à ma droite et je dis haut et fort :


« Personne ne s’en va ! »


Puis, je tend le bras vers l’arbre et je continue :


« d’abord, on remercie l’arbre ! »


  Je me tourne vers le chauffeur à ma droite que je vois tout souriant, les mains jointes tendues vers l’arbre, qui n’a pas eu besoin de traduire mes paroles en russe pour honorer l’arbre. Et nous restons ainsi en silence pendant une bonne minute, assistés silencieusement par cinq humains étonnés autant que émus, jusqu’à ce que nos deux regards se croisent et décident de mettre fin à la scéance.


  Je me tourne alors vers les gendarmes que je remercie en leur serrant la main à chacun, et l’un d’eux a cette parole :

 « Ah ! Ça fait du bien une bonne poignée de main chaleureuse ! »


   Et ils quittent les lieux en silence.


  Le chauffeur me serre dans ses bras et m’explique que je suis le bienvenu chez lui quand je veux.


  Je reste encore une bonne heure pour seconder les dépanneurs à orchestrer le demi-tour d’un semi remorque sur une petite route de montagne.


  Et je regarde partir ce convoi surréaliste vers la plaine, en espérant qu’aucun véhicule ne cherchera à venir en sens inverse provoquant encore une alerte chez les gendarmes. Ils doivent dormir… laissez les tranquille…


L’esprit de l’arbre veille sur leur sommeil !