Mes yeux me montrent le monde qui m'entoure tel qu'il est , pensé-je. Mes yeux ne me trompent pas, ils sont exacts, pensé-je encore. Et pour m'en convaincre, vu que je ne les vois pas, je m'approche d'un miroir . Ce miroir est accroché à un mur, au fond de la pièce où je suis là, à réfléchir à propos des yeux.
De petit qu'il était, le miroir grandit lorsque je m'approche : simple effet de perspective, me dis-je. Je suis tout près à présent, et non seulement il est devenu immense, mais maintenant je vois comme une autre pièce dans le miroir, identique à celle où je me trouve, avec moi bien sûr au premier plan, et mes yeux qui cherchent de droite et de gauche à vérifier si c'est bien la réplique exacte de ma pièce qui se trouve de l'autre côté du miroir.
Gagné, me dis-je.
Lorsque j'étais petit, j'adorais les miroirs déformants. Il y avait une sorte de magie à se voir le visage évoluer dans toutes les directions. Et les petites cuillers qui renvoient le visage à l'envers lorsqu'on les tourne... J'ai passé des heures à essayer de comprendre ce qui se cachait dans ces aspects étranges de la réalité.
Lorsque je questionnais mes parents, ils disaient que je comprendrais plus tard, quand je serais grand. Mon père tenta une explication avec un dessin que je garde encore en mémoire : on y voyait une petite cuiller en coupe et un rayon lumineux qui s'y réfléchissait . C'était un bon début. Je n'avais que cinq ans et déjà j'approchais un phénomène mystérieux . Je n'y comprenais pas grand chose, mais je me sentais rassuré par cette explication.
Et puis il y eut les cours de dessin sur la perspective et les dessins de routes bordées de poteaux ou d'arbres, mais pas d'explication sur cet état de chose : pourquoi voit-on les objets petits lorsqu'ils sont loin et grands lorsqu'ils sont proches ? C'est normal. C'est comme ça !
L'optique commença à amorcer une solution : l'oeil fonctionne comme un appareil photographique. Les images y sont inversées et c'est le cerveau qui rétablit l'ordre.
Merci à toi, cerveau, mais peux-tu me dire ce qui fait que la perspective existe ?
L'oeil est une sphère et les rayons lumineux qui y pénètrent sont contraints de vivre ce que la sphère leur impose. Comme dans le miroir déformant. Chaque point de l'objet observé arrive au fond de l'oeil en passant par son centre. L'image au fond de l'oeil est ainsi inversée, mais aussi la taille de l'objet, puisque chaque dimension n'est pas reconnue en tant que longueur propre, mais en tant qu'ouverture d'angle. Un objet vu de près est vu grand car l'angle de son image dans mon oeil est grand. Plus j'éloigne cet objet, et plus l'angle se rétrécit. La réalité de l'objet ne change pas. Seul mon oeil modifie l'image de l'objet et me laisse penser que la perspective appartient à la réalité extérieure. .
La différence entre le miroir non déformant et le miroir sphérique qu'est mon oeil est énorme : le miroir plan ne déforme rien de la réalité, il se contente de reproduire à l'identique tout ce qui s'y réfléchit. Ainsi j'aperçois ma pièce de l'autre côté de mon miroir et je crois que c'est une seconde pièce, absolument identique. Ce qui est faux.
On la nomme image virtuelle, en optique. L'image que me montre le miroir est virtuelle. Mais c'est mon oeil qui voit à la fois la pièce et son image virtuelle. Et sphérique comme il est, sphérique il déforme . L'image réelle autant que l'image virtuelle car la perspective se poursuit dans le miroir et ne s'inverse pas dès le franchissement de sa partie virtuelle.
En l'absence de mon oeil, le miroir se contente de refléter en vraie grandeur tout ce qu'il est censé refléter. Sans effet de perspective, puisqu'il ne déforme rien, n'étant pas courbe, mais parfaitement plan.
Si au lieu d'un oeil sphérique j'avais des yeux plats, comme ce miroir, aucune perspective ne m'apparaîtrait et je verrai tout ce qui m'entoure en vraie grandeur. Y compris ce qui se trouve très éloigné de moi. Image terrible où s'engouffrerait tout ce que j'aurais le malheur de regarder, car je n'aurais aucun répit, tellement la charge visuelle serait énorme. Seule la vision du ciel au dessus de l'horizon calmerait l'impression d'écrasement qui serait mon lot quotidien. Heureux encore que la planète ne soit pas plate elle aussi, multipliant les objets perçus jusqu'au cauchemar...
Tiens, c'est vrai, la planète est aussi ronde et sphérique que mon oeil. Mais alors d'où vient cette habitude de réfléchir et d'étudier en deux dimensions, de se figurer un plan, d'en faire une réalité alors que tout ce qui préexiste à l'homme ne l'est pas. Même la surface de la mer un jour sans vent n'est pas plane mais très légèrement convexe.
Alors qu'est-ce qui est vrai ? Ce que voit un miroir ou ce que voit mon oeil ? Qui peut le dire sans enfreindre une longue habitude de penser. Sans se mettre dans un état second où émerge le doute.
Ce qu'il faut dans ces cas-là, c'est de quoi fixer l'attention pour éviter de se laisser embarquer. Et de ce côté, la nature a prévu de quoi nous occuper. Tout le monde vivant se perpétue par le phénomène de la germination. Et aucune germination n'est issue d'un plan. Ni d'aucun calcul. Seulement la rencontre de deux éléments complémentaires.
Tout embryon est une petite sphère qui ne cesse de croître. Et la forme se dessine peu à peu. En fonction des habitudes de survie de la forme précédente à la surface de la grosse sphère qui les maintient en vie.
Les plantes formeront des tiges vers le sol pour s'y maintenir et y puiser les éléments terrestres, et d'autres tiges vers le haut pour y puiser la lumière et les éléments célestes.
Les animaux formeront un organisme plus complexe, l'habitude étant prise depuis longtemps de ne pas rester en place et d'utiliser le règne végétal pour y puiser ce qu'il a façonné patiemment. Et les animaux non herbivores mangent les herbivores et recueillent les mêmes éléments, terrestres et célestes, transformés par les hôtes intermédiaires.
Et puis l'humain. Le grand innocent.
Avec ses plans, ses droites, ses points, ses inventions toutes plus géniales les unes que les autres.
Toutes issues de ce cruel doute qui l'anime depuis la nuit des temps que je tente ici d'exprimer : cet humain dispose-t'il d'assez de temps pour comprendre le sens de sa réalité avant que cette réalité ne cesse à cause de ses erreurs ?
Montpellier, 2001-2002