samedi 28 décembre 2019

L'Armée française





Ce matin , au rassemblement, l’adjudant nous lit nos affectations.
Je suis muté à Fréjus !

Je suis militaire à Toulon depuis deux mois, appelé pour le service à la caserne Grignan, 4ème RiMA. Nous avons terminé les classes et ici personne ne reste à Toulon, c’est une caserne dédiée à la formation et ensuite on part en outre mer, ou bien en Allemagne. C’est comme ça.
Cet adjudant est une vraie teigne. Il m’a pris en grippe dès le début et m’a même précisé, un jour où j’avais dû lui tenir tête, qu’il avait déjà tué des humains et que je ne lui faisais pas peur, qu’un de plus à son actif ne le gênerait aucunement.

Le problème qui se pose à moi est énorme : nous sommes venus à Toulon, Claudie et moi, pour régler cette histoire d’armée. Nous attendons un enfant et il est hors de question qu’on nous sépare. Nous avons trouvé un petit studio dans un quartier tranquille et depuis le début de mon incorporation, j’ai rencontré l’assistante sociale de la caserne ainsi que le commandant responsable des affectations et ils ont compris ma situation et m’ont assuré d’y trouver une solution.
Je pensais même ne pas avoir à rester un seul jour sous les drapeaux, mais ça n’a pas marché et me voilà face à cette question : comment faire pour rester ici sans avoir à déserter?
Hors de question d’aller jouer les petits soldats à 100 kilomètres de ma famille naissante !

J’en parle à mon Capitaine qui me conseille d’aller en parler au Commandant responsable des affectations. J’y vais d’un pas décidé.
Quand mon tour arrive (nous sommes nombreux à vouloir lui parler) j’entre dans un long local bordé de gradés assis à leurs bureaux et, tout au fond, un bureau face à l’allée centrale : celui du Commandant.
Ma conversation n’a donc rien de privé puisque tous ces gradés entendent ce qui se dit. Le Commandant sait pourquoi je suis là et il me dit que le choix de Fréjus est un rapprochement de domicile, puisque j’habite Toulon et que Fréjus , à 100 kilomètres, est la caserne la plus proche de chez moi.
Je conteste en lui rappelant que j’avais demandé de rester à Toulon pour la naissance de mon enfant et il me dit que c’est impossible.
Je m’entends lui répondre en criant : « -Vous êtes un incapable ! »
Il blêmit…
Je sens dans mon dos les ricanements des témoins directs de cette scène, mais je reste debout, face à cet homme tout déconfit qui rajoute : « -J’y peux rien… allez voir le Colonel ! »
Et là, je tends la main vers son visage en criant : « OK, je vais voir le Colonel… et je vais lui parler de vous !! »
Et je quitte la scène en foudroyant du regard tous les gradés présents.
Personne ne m’arrête. Ni ne me parle. Je descend l’escalier, sors du bâtiment, et fonce vers le bâtiment de l’entrée de la caserne où se trouve le bureau du Colonel.

Au bureau d’accueil, on me signale que le Colonel est absent, qu’il ne rentrera que lundi mais que son second est là si c’est urgent. Je demande à le voir et au bout d’un petit quart d’heure, me voilà admis à entrer dans son bureau.
Le Commandant Foucard est un homme souriant, mais limité comme un militaire. Il commence par me moraliser en me sortant des insanités comme quoi depuis que je suis né et que j’ai deux couilles entre les jambes, je sais que je dois faire l’armée et que je ne dois pas aller engrosser… »
Son discours est insupportable et je le coupe : -  « Ma vie privée ne vous regarde pas, monsieur, je suis là pour trouver une solution à cette mutation et je ne sortirais pas d’ici sans avoir trouvé, sinon je déserte ! »

Il se tait. Et puis, cette phrase lui vient : «  Mais qu’est-ce que tu crois que je peux faire pour toi ? »
Il ne dit pas ça pour que je lui réponde, il dit ça comme une fin de non-recevoir, mais je saute sur l’occasion en le fixant droit dans les yeux la main droite sur mon épaule gauche :
« Vous avez cinq galons sur l’épaule, moi je n’en ai pas » puis la main tendue devant moi : « Vous avez un téléphone devant vous, moi non, »
« Vous appelez votre homologue à Fréjus et vous m’échangez avec un gars de Fréjus qui veut rester là bas ! »
_ « Mais tu crois que ça se passe comme ça à l’armée ? »
_ « Bien sûr que oui !
_ « Donnes moi des exemples ! »
_ « Dites, vous connaissez mieux que moi le fonctionnement de votre caserne, je vais pas jouer les délateurs ! »

Silence.
Un quart d’heure de silence ...et puis il me regarde tirant son téléphone vers lui… «  Tu as gagné ! »

Et il appèle son homologue de Fréjus sous mes yeux, sans même avoir la pudeur de me faire sortir. Il m’obéit !
Une fois raccroché il ajoute : « bon, maintenant, qu’est-ce que je fais de toi ? » à quoi je répond : « mettez moi où vous voulez, je ferais ce qu’on me dit de faire, je sais que je reste à Toulon , merci Commandant. »
Et je sors, victorieux.

Je passe le week end avec Claudie et le lundi matin, au rapport, l’adjudant braille
« Champagne, chez le Colonel ! »
Là , je n’en mène pas large. Cet homme a certainement appris mon comportement avec ses seconds, et il doit m’attendre de pied ferme. Mais j’ai appris à faire face et j’assumerais quoi qu’il se passe.
Le bureau du ‘vrai’ Colonel est d’un tout autre style. Je m’en aperçois en saluant le drapeau qui trône sur sa droite et que je dois saluer avant de saluer le Colonel (c’est la règle). Mais le Colonel me lance « laissez ça ! Asseyez vous , on doit parler. »
Je m’assied et il se lance dans une prose éloquente sur le rôle de l’armée en temps de paix, que les militaires peuvent avoir un grand rôle dans les catastrophes naturelles, et que le service est un apprentissage à la gestion efficace de l’aide aux sinistrés (il invente, on n’a eu aucune formation là dessus pendant ces deux mois de classe, seulement marcher au pas et tirer au fusil, expérimenter les masques à gaz et jouer à la guéguerre comme des jeunes louveteaux…)
Je me demande bien où il veut en venir…
Et alors il y vient :
« Ma femme et moi avons parlé de votre situation, nous avons eu cinq enfants et il nous reste plein de layette et de matériel pour nourrissons, alors si vous voulez en profiter, nous sommes disposés à vous en faire cadeau.

Et là, je me lève, je lui tend la main en lui disant : « Mon Colonel, je vous remercie, mais je ne veux rien avoir à faire avec l’armée Française. Je reste à Toulon, c’est ce que j’avais demandé, j’occuperais la place qu’on me trouvera, au revoir ! »
Et je sors !

J’apprends quelques jours plus tard que je suis affecté au téléphone, ce qui me vaudra au bout de quelques semaines d’aller travailler en ville, au bureau de garnison, où se trouve le central téléphonique de la place de Toulon, le mess des officiers et le logement du Colonel Marion et de sa famille.
Clotilde naîtra à cette période et Claudie viendra avec elle dans son landau chaque fois que j’y serai de permanence le week-end.
Et le Colonel ne manquera pas de venir faire un petit tour à mon central pour me saluer et admirer notre magnifique petite fille.
Son second prendra des nouvelles presque à chaque fois que je le croiserai dans la caserne.
La venue de Clotilde m’avait donc appris à exprimer mes besoins fondamentaux face à des gradés de haut niveau. Que j’avais traité sans ménagement, comme ils ont l’habitude.
En retour, j’ai eu droit à leur considération et à leur respect.

Merci ma fille !

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