Ce matin , au rassemblement,
l’adjudant nous lit nos affectations.
Je suis muté à Fréjus !
Je suis militaire à Toulon
depuis deux mois, appelé pour le service à la caserne Grignan, 4ème
RiMA. Nous avons terminé les classes et ici personne ne reste à
Toulon, c’est une caserne dédiée à la formation et ensuite on
part en outre mer, ou bien en Allemagne. C’est comme ça.
Cet adjudant est une vraie
teigne. Il m’a pris en grippe dès le début et m’a même
précisé, un jour où j’avais dû lui tenir tête, qu’il avait
déjà tué des humains et que je ne lui faisais pas peur, qu’un de
plus à son actif ne le gênerait aucunement.
Le problème qui se pose à
moi est énorme : nous sommes venus à Toulon, Claudie et moi,
pour régler cette histoire d’armée. Nous attendons un enfant et
il est hors de question qu’on nous sépare. Nous avons trouvé un
petit studio dans un quartier tranquille et depuis le début de mon
incorporation, j’ai rencontré l’assistante sociale de la caserne
ainsi que le commandant responsable des affectations et ils ont
compris ma situation et m’ont assuré d’y trouver une solution.
Je pensais même ne pas avoir
à rester un seul jour sous les drapeaux, mais ça n’a pas marché
et me voilà face à cette question : comment faire pour rester
ici sans avoir à déserter?
Hors de question d’aller
jouer les petits soldats à 100 kilomètres de ma famille naissante !
J’en parle à mon Capitaine
qui me conseille d’aller en parler au Commandant responsable des
affectations. J’y vais d’un pas décidé.
Quand mon tour arrive (nous
sommes nombreux à vouloir lui parler) j’entre dans un long local
bordé de gradés assis à leurs bureaux et, tout au fond, un bureau
face à l’allée centrale : celui du Commandant.
Ma conversation n’a donc
rien de privé puisque tous ces gradés entendent ce qui se dit. Le
Commandant sait pourquoi je suis là et il me dit que le choix de
Fréjus est un rapprochement de domicile, puisque j’habite Toulon
et que Fréjus , à 100 kilomètres, est la caserne la plus proche de
chez moi.
Je conteste en lui rappelant
que j’avais demandé de rester à Toulon pour la naissance de mon
enfant et il me dit que c’est impossible.
Je m’entends lui répondre
en criant : « -Vous êtes un incapable ! »
Il blêmit…
Je sens dans mon dos les
ricanements des témoins directs de cette scène, mais je reste
debout, face à cet homme tout déconfit qui rajoute : « -J’y
peux rien… allez voir le Colonel ! »
Et là, je tends la main vers
son visage en criant : « OK, je vais voir le Colonel…
et je vais lui parler de vous !! »
Et je quitte la scène en
foudroyant du regard tous les gradés présents.
Personne ne m’arrête. Ni ne
me parle. Je descend l’escalier, sors du bâtiment, et fonce vers
le bâtiment de l’entrée de la caserne où se trouve le bureau du
Colonel.
Au bureau d’accueil, on me
signale que le Colonel est absent, qu’il ne rentrera que lundi mais
que son second est là si c’est urgent. Je demande à le voir et au
bout d’un petit quart d’heure, me voilà admis à entrer dans son
bureau.
Le Commandant Foucard est un
homme souriant, mais limité comme un militaire. Il commence par me
moraliser en me sortant des insanités comme quoi depuis que je suis
né et que j’ai deux couilles entre les jambes, je sais que je dois
faire l’armée et que je ne dois pas aller engrosser… »
Son discours est insupportable
et je le coupe : - « Ma vie privée ne vous regarde
pas, monsieur, je suis là pour trouver une solution à cette
mutation et je ne sortirais pas d’ici sans avoir trouvé, sinon je
déserte ! »
Il se tait. Et puis, cette
phrase lui vient : « Mais qu’est-ce que tu crois que je
peux faire pour toi ? »
Il ne dit pas ça pour que je
lui réponde, il dit ça comme une fin de non-recevoir, mais je saute
sur l’occasion en le fixant droit dans les yeux la main droite sur
mon épaule gauche :
« Vous avez cinq galons
sur l’épaule, moi je n’en ai pas » puis la main tendue
devant moi : « Vous avez un téléphone devant vous, moi
non, »
« Vous appelez votre
homologue à Fréjus et vous m’échangez avec un gars de Fréjus
qui veut rester là bas ! »
_ « Mais tu crois que ça
se passe comme ça à l’armée ? »
_ « Bien sûr que oui !
_ « Donnes moi des
exemples ! »
_ « Dites, vous
connaissez mieux que moi le fonctionnement de votre caserne, je vais
pas jouer les délateurs ! »
Silence.
Un quart d’heure de silence
...et puis il me regarde tirant son téléphone vers lui… «
Tu as gagné ! »
Et il appèle son homologue de
Fréjus sous mes yeux, sans même avoir la pudeur de me faire sortir.
Il m’obéit !
Une fois raccroché il
ajoute : « bon, maintenant, qu’est-ce que je fais de
toi ? » à quoi je répond : « mettez moi où
vous voulez, je ferais ce qu’on me dit de faire, je sais que je
reste à Toulon , merci Commandant. »
Et je sors, victorieux.
Je passe le week end avec
Claudie et le lundi matin, au rapport, l’adjudant braille
« Champagne, chez le
Colonel ! »
Là , je n’en mène pas
large. Cet homme a certainement appris mon comportement avec ses
seconds, et il doit m’attendre de pied ferme. Mais j’ai appris à
faire face et j’assumerais quoi qu’il se passe.
Le bureau du ‘vrai’
Colonel est d’un tout autre style. Je m’en aperçois en saluant
le drapeau qui trône sur sa droite et que je dois saluer avant de
saluer le Colonel (c’est la règle). Mais le Colonel me lance
« laissez ça ! Asseyez vous , on doit parler. »
Je m’assied et il se lance
dans une prose éloquente sur le rôle de l’armée en temps de
paix, que les militaires peuvent avoir un grand rôle dans les
catastrophes naturelles, et que le service est un apprentissage à la
gestion efficace de l’aide aux sinistrés (il invente, on n’a eu
aucune formation là dessus pendant ces deux mois de classe,
seulement marcher au pas et tirer au fusil, expérimenter les masques
à gaz et jouer à la guéguerre comme des jeunes louveteaux…)
Je me demande bien où il veut
en venir…
Et alors il y vient :
« Ma femme et moi avons
parlé de votre situation, nous avons eu cinq enfants et il nous
reste plein de layette et de matériel pour nourrissons, alors si
vous voulez en profiter, nous sommes disposés à vous en faire
cadeau.
Et là, je me lève, je lui
tend la main en lui disant : « Mon Colonel, je vous
remercie, mais je ne veux rien avoir à faire avec l’armée
Française. Je reste à Toulon, c’est ce que j’avais demandé,
j’occuperais la place qu’on me trouvera, au revoir ! »
Et je sors !
J’apprends quelques jours
plus tard que je suis affecté au téléphone, ce qui me vaudra au
bout de quelques semaines d’aller travailler en ville, au bureau de
garnison, où se trouve le central téléphonique de la place de
Toulon, le mess des officiers et le logement du Colonel Marion et de
sa famille.
Clotilde naîtra à cette
période et Claudie viendra avec elle dans son landau chaque fois que
j’y serai de permanence le week-end.
Et le Colonel ne manquera pas
de venir faire un petit tour à mon central pour me saluer et admirer
notre magnifique petite fille.
Son second prendra des
nouvelles presque à chaque fois que je le croiserai dans la caserne.
La venue de Clotilde m’avait
donc appris à exprimer mes besoins fondamentaux face à des gradés
de haut niveau. Que j’avais traité sans ménagement, comme ils ont
l’habitude.
En retour, j’ai eu droit à
leur considération et à leur respect.
Merci ma fille !
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