L'Autre Sommet Économique de Paris
Ce même été 1989 (voir la "déclaration des Responsabilités..." plus haut)
avait lieu à Paris un sommet des chefs d'état
des 7 pays les plus riches de la planète. Simultanément avait été
organisé « l'Autre Sommet Économique », « The
Other Economic Summit », TOES 89, regroupant les
représentants de sept pays parmi les plus pauvres de la même
planète..
Je
retranscis ici cette lettre ouverte, que j'avais publié à l'époque,
suivie de la déclaration finale rédigée le 15 Juillet 89
(Trois
mille personnes étaient présentes à la Mutualité et à Jussieu
(Paris) pour participer à « l'Autre Sommet 89»)
Lettre
ouverte aux chefs d’État du Sommet des Sept
Madame, Messieurs les chefs d’État et de Gouvernement,
Vous
vous réunissez cette année à Paris pour votre sommet annuel à la
date symbolique du 14 Juillet 1989. La Révolution français a montré
aux peuples que les institutions n'étaient pas immuables, que
l'avenir était ouvert et qu'il pouvait être façonné selon des
idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité. Nous pensons que
la solennité du moment demande que votre rencontre aille au delà de
la discussion des affaires courantes et traite des problèmes
affligeant l'humanité dont la solution exige un consensus
international.
Le
plus grave de ces problèmes, c'est la survie de l'humanité et de
votre planète. Aujourd'hui, l'holocauste nucléaire et des processus
irréversibles de dégradation écologiques menacent l'avenir. Toute
aussi urgente est la question sociale : dans le tiers monde, la
misère, la faim et les épidémies frappent des centaines de
millions d'hommes, de femmes et d'enfants. La répartition de la
richesse est de plus en plus inégale et les phénomènes massifs
d'exclusion sévissent dans des pays aussi riches que les vôtres.
L'élimination
de ces menaces passe par l'instauration d'un système de sécurité
aux volets multiples : sécurité écologique, alimentaire et
sociale, détente internationale ; sans oublier la protection
contre les risques majeurs d'accidents, qu'ils soient naturels ou
provoqués par l 'activité humaine. Elle demande aussi la
réforme des institutions de régulation de l'économùie
internationale et la mise en place d'un dispositif de gestion de
l'environnement global du vaisseau Terre, soumis au triple critère
de prudence écologique, d'utilité sociale et d'efficacité
économique.
Un
changement complet s'impose donc dans les modes de développement et
dans les rapports entre les pays riches et les pays du tiers monde.
Nous
pensons que la solution à ces problèmes passe par l'examen
approfondi des dix points suivants, explicités dans le mémorandum
joint à cette lettre : la planète en danger ; l'économie
d'endettement ; les règles du jeu du commerce international ;
la situation faite aux femmes ; les populations marginalisées ;
la coordination face aux fléaux ; l'avenir de la vie, la
révolution technologique ; les migrations de populations ;
la paix et le désarmement.
Les
questions que nous venons de soulever ne pourront pas être résolues
du jour au lendemain. Nous n'attendons pas de vous des réponses
immédiates. Par contre, nous pensons qu'il est impératif de définir
un échéancier de négociations pour rechercher le consensus
international nécessaire à un progrès décisif vers un monde moins
menacé et moins déchiré par les inégalités.
Cependant,
ces questions sont beaucoup trop sérieuses pour être traitées dans
le secret des tractations diplomatiques. Dans sa charte,
l'Organisation des Nations Unies se veut une organisation des
peuples : dans les faits, elle fonctionne comme un organisme de
gouvernements. C'est pourquoi nous affirmons qu'un large débat
démocratique est indispensable : les représentants des
sociétés civiles doivent y être impliqués à toutes les étapes,
et les gouvernements doivent à tout moment rendre compte aux
citoyens de leurs actes.
Nous
attendons donc de votre sommet de Paris qu'il se conclue sur une
double proposition : celle d'un échéancier de négociations
sur les grands problèmes mondiaux évoqués, et celle d'une
procédure de consultation démocratique des opinions publiques.
Dans cette
perspective, nous saluons toutes les initiatives émanant des
personnes et des groupes visant à résoudre collectivement ces
grands problèmes. Nous saluons en particulier l'Autre Sommet
Economique / The Other Economic Summit « TOES 89 », qui
se tiendra à Paris à l'occasion de votre sommet officiel.
Déclaration Finale de L'Autre Sommet de Paris
Deux cents ans après la prise de la Bastille par les plus pauvres des parisiens, la contradiction entre les riches et les pauvres ; entre les puissants et les marginalisés, est devenue mondiale. Les inégalités de revenus s’aggravent, et donc les inégalités de revenus dans les capacités de développement. L’exercice de la démocratie n’est souvent que fictif, là où celle-ci est constitutionnellement reconnue, tandis que violence et répression prévalent dans la plus grande partie du monde.
Telle est la contradiction Nord-Sud, qui est potentiellement la plus dangereuse pour l’avenir. Le développement des sept grandes puissances modernes s’est surtout construit sur l’exploitation et la désagrégation d’une large partie du monde, à laquelle ces sept riches imposent leur technologie, leur type de civilisation, leur modèle de consommation.
Nous, citoyens des sept peuples parmi les plus pauvres du monde, nous sommes pleinement conscients qu’une telle situation est une menace pour le destin de tous, riches et pauvres. Nous savons que les énergies et les ressources existent pour mettre fin à ce divorce tragique entre l’égalité et la liberté. Nous avons voulu être présents en ces journées de célébration du bicentenaire, en même temps que les sept plus riches. Nous refusons à ces sept le droit de parler seuls au nom du monde entier et de décider pour l’ensemble de l’humanité. Les sept riches discutent des problèmes du monde en fonction de leurs intérêts, mais leurs décisions ont un impact direct sur tous les autres peuples alors même que ceux-ci ont été exclus des processus de prise de décision bien qu’ils soient les premiers concernés.
On célèbre en ce jour le principe d’égalité, mais il est contredit de façon éclatante par le système international qui associe le droit de décision à la richesse. Nous refusons qu’on vienne nous prêcher la démocratie en feignant d’ignorer la façon dont est organisée la société internationale.
Ce problème de démocratie internationale est d’autant plus impérieux que les processus d’internationalisation technico-économique créent une situation d’interdépendance à laquelle aucun peuple, même le plus isolé, ne peut se soustraire. Les pays, même formellement souverains, perdent de plus en plus leur pouvoir de détermination autonome. Des choix faits à Tokyo ou à Londres, à New York ou à Francfort, comptent beaucoup plus que ceux qui sont faits dans leur propre capitale. Telle est l’ambiguïté de cette interdépendance aujourd’hui présentée comme positive. Aucun peuple ne peut ignorer le destin des autres et s’en abstraire, mais ce destin est déterminé par une petite poignée de riches et de puissants. Rappelons seulement que, dans la dernière décennie, les décisions relatives aux mécanismes monétaires mondiaux, à la gestion de la dette internationale, à la balance commerciale monétaire planétaire, aux normes de performance technologique, ont été prises dans le cadre des Sommets annuels des sept riches.
Nous dénonçons le monopole décisionnel des riches, par principe, en raison de son caractère anti-démocratique, mais tout autant du fait de ses conséquences concrètes. Les riches veulent que le système redémarre, que le profit soit restauré ; ils imposent aux pauvres de ne pas entraver cette « reprise » même si elle aggrave les inégalités ; ils affirment que les plus pauvres y trouveraient eux aussi leur avantage à terme, grâce au succès des plus forts. Il est vrai que le système a produit des richesses sans équivalent dans l’histoire. Mais il a aussi produit une pauvreté et des souffrances sans précédent Le décalage direct est déjà insupportable, puisque dans les pays pauvres, le revenu par tête est le centième de celui des pays riches, et que l’écart se creuse. « Il y a plus de gens souffrant aujourd’hui de la faim dans le monde que jamais auparavant dans l’histoire humaine, et leur nombre augmente » déclare ta Commission mondiale sur l’environnement et le développement, à travers le rapport Brundtland. Un rapport de la Banque mondiale estime de son côté que le nombre de gens vivant dans les taudis et les bidonvilles non seulement ne décroît pas, mais augmente.
La pauvreté du monde n’est donc pas une pauvreté résiduelle que la modernisation globale pourrait peu à peu réduire. C’est plutôt une pauvreté moderne issue de cette modernité sélective. « L’unification » du monde ne s’effectue pas par homogénéisation mais par exclusion, à l’échelle mondiale comme à l’intérieur même des sociétés riches.
Ce qu’on nous présente comme un processus lent mais graduel de progrès conduit en réa- lité à la possibilité très réelle d’une catastrophe. On ne peut pas rejeter dans la misère les deux-tiers de l’humanité sans s’attendre à des violences et à des bouleversements. La prétention du Fonds monétaire international à « ajuster » les sociétés les plus pauvres aux mécanismes de fer des plus riches, a déjà engendré les révoltes du pain, qui ravagent de grandes villes « modernes » comme Caracas, Santo Domingo, des masses urbaines déséquilibrées par la modernité comme Alger ou Le Caire.
La nouvelle pauvreté de masse ne peut que mener vers des phénomènes de régression et de dégénérescence qui, non seulement dans le tiers monde mais au Nord, ouvrent la voie à une spirale de répression et de guerre.
Espérer « traiter » tous ces problèmes par les outils traditionnels de l’aide et de l’assistance comme le fait le groupe des sept riches, donc refuser de remettre en cause au Nord le principe même du modèle de développe- ment et des façons de vivre, de produire, de consommer et de penser, est non seulement cynique mais aveugle et insensé.
La réalité impose aux riches comme aux pauvres de reconsidérer le rapport linéaire entre bien-être et développement. C’est d’autant plus évident que la détérioration de l’environnement souligne l’impossibilité d’étendre à l’ensemble de la terre le modèle dominant Un darwinisme féroce, dans le Nord comme dans le Sud, tente de repousser la plus grande partie de l’humanité en dessous du seuil de la survie, de la priver même de biens jusqu’ici considérés comme le patrimoine inaliénable de tous les êtres vivants, tels l’air et l’eau, tandis que les privilégiés se contraindraient à s’enfermer dans des enclaves fortifiées issues de leur propre système.
Si nous mettons en cause la stratégie des riches, ce n’est pas seulement au nom des pauvres de la terre, mais de l ’humanité tout entière. Au titre de l’article 15 de la Déclaration des droits de l ’homme de 1789, qui pose le droit des citoyens à demander à tout administrateur public des comptes sur sa gestion, nous mettons en cause la prétention de ceux qui gèrent le monde à continuer à dicter leur loi.
Nous proposons que dans l’avenir, chaque Sommet annuel des sept pays riches soit l’occasion pour des pays parmi les plus pauvres de faire entendre leur voix.
Nous exigeons en tout premier lieu la remise de la dette des pays du tiers monde. Nous voulons que soit posée la question de la légitimité de la dette. Cette dette exprime l’intégration forcée au système économique et financier mondial. La crise de la dette est la conséquence d’une stratégie dont nous n’avons pas fait le choix.
Appuyant le jugement du Tribunal des Peuples qui s’est tenu à Berlin en 1988 sur la dette internationale, nous demandons au Secrétaire général des Nations-Unies :
- De réunir d’urgence une conférence extraordinaire de tous les pays créanciers et de tous les pays débiteurs, pour trouver une solution politique et non plus seulement comptable, et définir les conditions d’application de la remise de la dette.
- Au-delà de ces mesures, de considérer comme urgente la réunion sous les auspices des Nations-Unies d’une conférence internationale capable de réviser radicalement les règles régissant les institutions financières et économiques internationales, règles établies il y a plus d’un demi-siècle, et qui ignorent la réalité propre du tiers monde.
- D’interdire l’usage des prêts internationaux pour les achats d’armes ; de saisir l’occasion offerte par les négociations sur le désarme- ment pour que les économies réalisées soient affectées à des transferts en faveur du développement des peuples.
- Que soit étudiée la mise en place d’un système de contrôle de la consommation d’énergie, capable de décourager le développement des modes de production et de consommation qui se sont révélés destructeurs de la nature et des sociétés.
- Nous nous proposons de mettre en place un groupe d’évaluation indépendant qui étudierait systématiquement les décisions prises par les 7 riches et les politiques qu’ils mettent en œuvre. Ce travail évaluerait les conséquences de ces décisions sur les conditions de vie des peuples et plus particulièrement des plus pauvres.
- Nous sommes convaincus qu’une révision radicale du modèle de développement que le Nord impose au Sud est indispensable, et cela dans l’intérêt du Nord et pas seulement du Sud. Tout modèle de développement doit : être respectueux de la dignité humaine, des libertés politiques, de l’environnement, de l’identité, des valeurs et des besoins fondamentaux des différents peuples ; garantir aux femmes les mêmes opportunités économiques et sociales qu’aux hommes ; conduire à une répartition équitable des ressources et des pouvoirs de décision dans tous les domaines.
- Nous refusons la charité pour des millions d’êtres humains qui luttent pour leur dignité. Notre légitimité se trouve dans cette lutte. Elle est de même nature que celle qui a conduit de la prise de la Bastille à la Déclaration des Droits de l ’Homme. Nous voulons une démocratisation des instances de pouvoir.