L'Envol
1984 …
C'est la foire
des potiers à Lagrasse, je suis venu avec Priscille pour jouer et
faire la fête. Il y a là une foule de gens, beaucoup d'amis, et le
soir Bratch en concert.
Nous croisons un
autre duo violon/guitare : John et Pete. Des amis. Nous jouons
ensemble.
John me montre
ensuite quelques objets qu'il expose sur le stand de Philippe Isaac.
C'est du bronze.
Un peu étonné,
je lui demande ce qui lui arrive, je connais John comme musicien, je
connais aussi son engouement pour le métal. Un récupérateur qui
imagine plein de choses, mais qui surtout entasse. Je préfère sa
musique.
Mais il me parle
de sa nouvelle passion avec une telle conviction...
Il n'a aucun
équipement, peut-être un four à émaux et la bienveillance de
Philippe et de son four de potier...
La fête une fois
finie, je reprends mes chantiers et, dans les jours qui suivent, je
fais du plâtre chez Bubuk, un ami breton installé depuis quelques
années dans la région. Avec son frère André, ils étaient venus
avec un projet de fabriquer des perçeuses à béton d'un genre
totalement nouveau qui allait révolutionner le monde du bâtiment.
Nous nous étions
connus à l'occasion du chantier de leurs deux maisons, et puis le
projet ayant été ajourné, André était remonté sur Paris avec
sa famille et Bubuk était resté avec la sienne.
Le métier qu'il
faisait lui laissait cette liberté d'habiter un hameau perdu dans
les corbières. Fondeur de formation, avec la spécialité fondeur de
cloche, il était représentant en produits de fonderie pour le sud
de la France et l'Afrique du nord.
« Sud de la
France » voulait dire la moitié sud.
Et « Afrique
du nord » pouvait aller loin dans le sahara...
Il me racontait
ses tournées.
Comment au fin
fond des Vosges il avait trouvé une petite fonderie artisanale
perchée en haut d'une colline en voyant la fumée depuis la vallée.
Il connaissait tout ce qui se fondait depuis la Loire jusqu'au
Sahara.
Et il y
participait avec entrain.
Passant quelques
fois des nuits blanches dans le sud de l'Algérie pour aider à la
mise en œuvre de blocs-moteurs en aluminium...
Il ne quittait
pas un client sans avoir la certitude que tout allait bien
fonctionner.
Un beau jour où
nous mangions ensemble entre deux gâchées de plâtre, je lui parle
de John et de son projet.
John vivait à
l'époque dans une communauté assez marginale composée d'artistes,
musiciens pour la plupart et Bubuk réagit instantanément en
m'interdisant formellement d'amener chez lui qui que ce soit de ce
style ( pas de hippies chez moi!).
Je lui fais alors
remarquer qu'il m'accueille volontierset que je n'ai pas encoremis sa
maison à sac !
Il rigole, mais
reste ferme, comme un gos têtu de breton !
Et le temps
passe...
Le temps qui
œuvre lentement et décante subtilement les esprits par le rêve,
pas celui des calendriers, non !
Et Oh, bien sûr,
je pourrais calculer en demandant à Bénédicte à quelle époque
elle a habité dans le gîte d'Anne et Étienne,
mais ça ne changerait rien à l'histoire.
Dans cet
intervalle, je laisse à John le numéro de Bubuk, et réciproquement
celui de John à Bubuk.
Un beau matin,
donc, je suis monté voir ma sœur Bénédicte et j'aperçois John
qui passe devant la maison. Je sors le saluer et lui demande s'ils
ont réussi à s'appeler.
Il me dit non.
Je lui propose
alors de le faire depuis le téléphone de Bénédicte et il est
d'accord.
Bubuk répond
aussitôt et je les laisse parler.
Ils prennent
rendez-vous et c'est là que l'histoire commence !
Quand je revois
Bubuk, il n'est plus questions de Hippies et de cambriolage. Il est
enchanté. Il a trouvé un fondeur à moins de dix kilomètres de
chez lui. Il a modifié son agenda pour être présent à chaque
coulée de John.
John progresse à
pas de géant. Le petit garage où il exerce son art devient trop
étroit. Les commandes arrivent. Il s'installe alors dans une
ancienne bergerie qu'il transforme en atelier. Il amène une roulotte
qui lui sert de logement. Je lui rend visite à l'occasion, car
je n'habite plus
la région. Je vois en cours d'élaboration une vierge commandée par
la ville du Puy, en Auvergne. Elle sera scellée au sommet d'un pic
en remplacement d'une trop vieille statue.
Le rond point
d'entrée de Limoux se voit doté d'un somptueux masque de carnaval,
une sculpture de Philippe Isaac, réalisée par John.
Un autre rond
point accueille une grappe de raisin.
Un jour où nous
nous trouvons au bar du marché d'Espéraza, John me montre la photo
d'une maquette d'ours. C'est une commande du conseil général pour
le rond point d'Axat, l'entrée dans la vallée des Ours.
Mais il hésite.
Il ne gagnera rien, ou presque.
Je lui conseille
de demander un « droit à l'image » sur les cartes
postales qui risquent bien de se vendre aux touristes une fois son
œuvre en place.
Il trouve que
c'est une bonne idée, mais je ne saurais jamais si il l'a
effectivement appliquée. Toujours est-il que le rond point en
question est orné depuis bien longtemps maintenant, de trois ours
magnifiques.
Encore une fois
le temps passe et tout se transforme.
L'atelier et
ancienne bergerie est vendu à Christian, un viticulteur. Celui-ci
rencontre Bénédicte et ils transforment l'espace en maison.
Magnifique maison face aux pyrénées dont ils honorent la vue en
faisant vitrer l'intégralité de la façade sud. Christian connait
bien John, et c'est dans son garage que John a commencé à fondre.
John a rencontré
Louise et ils se lancent dans un projet plus vaste.
Sur les flancs de
la Montagne Noire, le village de Montolieu a vécu ces années là
une transformation d'envergure. L'idée est venue de Michel, un
relieur carcassonnais. Vivant à Saissac, il traverse Montolieu
quotidiennement et pense à un village de libraires. Il rassemble des
gens autour de ce projet et invite un beau jour de 1989 le conseil
municipal de Montolieu et une foule d'amis liés de près ou de loin
au livre à une réunion dans la salle de cinéma du village. Il y a
même deux représentants des deux villages du livre existant alors :
Hay-on-Wye en Angleterre et Redu en Belgique, et puis des éditeurs,
des libraires.
Michel regrettera
l'absence totale de gens du Conseil Municipal, mais les libraires
s'installent et petit à petit Montolieu devient Village du Livre.
Et c'est dans ce
village, un peu à l'écart, que John et Louise achètent une
ancienne tannerie pour y créer … un centre international de
fonderie.
Ni plus ni moins.
Je suis ravi,
Montolieu est à une vingtaine de minutes de chez moi et mon dernier
fils devient ami avec un des fils de Louise. Pourtant nous nous
voyons peu, mais les occasions sont toujours intenses. Je me rappelle
une série de coulages, je vois des pièces aussi différentes qu'une
simple rose, une statue de François Mitterand, une maquette de
squelette humain de dix mètres de haut...
J'essaye de
prendre des cours de violon avec John. Il n'a jamais le temps. Je
suis débutant, il a trop de choses à faire, il joue encore avec
Pete. Pete me dit qu'il a de moins en moins de temps pour la musique,
qu'il s'inquiète.
Et le temps passe
encore... Je change encore de lieu, je vais vivre dans l'Hérault.
Des années plus tard, nous sommes en 2005, je rencontre Françoise.
Puis Bénédite se marie avec Christian et ils font une grande fête
dans leur belle maison. Le lendemain, j'amène Françoise visiter le
pays audois et nous passons à Montolieu.
Sur la place où
je gare la voiture : John !
Il me dit qu'il
arrête la fonderie, qu'il veut se consacrer à la musique. Il nous
invite à venir voir sa dernière œuvre : un arbre. .
Nous descendons à
son atelier, et là, devant la porte de cet énorme bâtiment trône
un arbre, en tout cas une souche sur laquelle doivent être fixés
des livres, puis des feuilles. Il reste encore à faire. C'est une
commande pour Montolieu. Il n'a plus l'entrain d'avant.
Nous parlons du
passé, de Bubuk qui l'a toujours soutenu, qui est toujours venu le
voir. Mais Bubuk est mort, je crois me souvenir que c'est au moment
où nous nous retrouvons que John m'apprend cela.
Et nous nous
quittons pour la dernière fois.
L'année
suivante, de passage chez un ami commun, j'apprend la mort de John,
par hydrocution en nageant.
Un jour je
regarde sur internet ce qu'est devenu cet arbre. Je trouve des titres
de presse et des articles disant que l'arbre ne sera jamais planté.
Il y a une discorde au village de Montolieu et ça n'est pas nouveau.
Depuis la fameuse réunion qui fonda le concept, le village du livre
a été porté par une association autour de Michel Braibant.
Puis le conseil municipal se rend compte de l'intérêt de la chose
et crée une seconde association, concurrente...
Les articles que
je lis en 2011 semblent encore imprégnés de cette discorde.
Et je reste un
peu amer de constater qu' un symbole aussi fort restera dans un
hangar à jamais...
Mais le temps, ce
fameux temps qui passe même en notre absence, repasse encore une
fois et la semaine dernière c'est à mon tour de passer du côté de
Montolieu, jeudi matin. J'ai dormi au lac de Laprade espérant voir
le lever de soleil et je n'ai vu que du brouillard et de la pluie
alors je me laisse descendre cette montagne noire, de village en
village pour me garer sur la placette entre le cinéma où avait eu
lieu la fameuse réunion et la maison Courrière (Antoine Courrière
fut longtemps président du Conseil Général et Maire de Cuxac, et
sa femme maire de Montolieu).
Il est à peine
sept heures et tout est fermé ou presque. Après un bref tour de
village, je réalise que je me suis garé à quelques mètres de
« l'Arbre ».
Je prends deux
photos : une en mémoire de John, une en mémoire de Bubuk !
En rentrant chez
moi ce matin, je cherche encore sur le net et je trouve, enfin,
l'explication.
L'auteur de
l'Arbre, mort également, avait deux fils, et c'est à eux qu'on doit
cet accomplissement.
Ma prochaine
mission : les rencontrer !
Depuis samedi
15 février 2014, L'Envol
est désormais scellé au cœur de Montolieu,
à son patrimoine historique. Cette œuvre monumentale de Yonel
Lebovici pensée en
hommage à Michel
Braibant, fondateur du
«village du livre » est une sculpture en bronze de 4,
5 mètres de hauteur,
c’est un arbre dont le tronc se transforme en empilement de livres.
Le livre le
plus haut est ouvert, ses pages se détachent, puis s’envolent
telles des oiseaux quittant leur nid.
On peut lire le texte
«Oiseaux»,
de Saint-John Perse. La sculpture commencée en 1994, est restée
inachevée au moment du décès de Yonel Lebovici.
L’Envol
a été continué, en deux étapes : la première, pour le tronc et
les livres, grâce à l’énergie du fondeur John
Cockin, ainsi qu’aux
étudiants de sculpture de l’Ecole
Boulle et leur
professeur Yorane
Lebovici, fils de Yonel,
qui ont aidé John dans des grandes étapes du projet. Ceci avec le
soutien financier d'Yvon Poullain, ami et mécène de Y. Lebovici,
d’une participation de la Mairie et de subventions récupérées
par Louise Romain. C’est dans cette période d’essais et de doute
qu’est arrivé le décès de John Cokin. Cette disparition stoppe à
nouveau l'aventure.
Une deuxième étape a pu
voir le jour grâce au travail et soutien constant de Marc Chambaud,
de toute l'équipe municipale animée par son 1er adjoint Francis
Diaz, d’une importante participation de Carcassonne Agglo et du
soutien de l’association Montolieu Village du Livre & des Arts
graphiques, qui a lancé une souscription montolivaine.
La famille Lebovici a été
sollicitée en septembre 2013, pour terminer l'œuvre. Les deux fils
Lebovici ont repris les études du projet et ont travaillé
bénévolement durant plus de quatre mois sur la sculpture qu’ils
sont fiers d’avoir abouti, en hommage à leur père, aux
Montolivains et à tous ceux qui ont contribué à cette grande
aventure.
La famille Lebovici et
Cockin, leurs proches, les élus, enfants et villageois ; tous
étaient réunis pour célébrer dans une très vive émotion l’œuvre
de ce grand homme qu'était Yonel Lebovici.
Citons Micky Lebovici,
épouse du très regretté Yonel Lebovici, prononçant très émue
ces mots à destination de toute l'assistance et définissant ainsi
l’œuvre de Yonel : "Aimer
les mêmes lectures, n'est-ce pas tourner les pages ensemble ?"
Prenant racine avec
maturité L’Envol
s’élève désormais en forme de souhaits pour l’avenir au cœur
du village du livre, comme l’auraient souhaité, Yonel Lebovici et
Michel Braibant, pour fédérer toutes les synergies montolivaines.
Une belle expo
très remarquée de photos de la maquette de L'Envol
du photographe Bertrand Taoussi au Foyer Jean Guéhenno a rencontré
un franc succès et clôturait cette cérémonie inaugurale autour
d'un apéritif chaleureux offert par la Mairie en finissant de graver
dans les mémoires ces grands moments d'histoire intense qui font
d'un village, sa grandeur.
Voilà. L'Envol est bel et bien accompli.
Merci Bubuk ! Merci Yonel !
Merci John ! Merci Michel !
Et bon voyage ….....!